Après 2022 et, notamment, la mort de Mahsa Amini, une situation insurrectionnelle a embrasé l’Iran et a fait naître, pour beaucoup (là-bas et ailleurs), la perspective d’une révolution sociale (nous revenons sur cela dans l’article « Mort aux dictateurs et à la police des mœurs » écrit dans Mauvais Sang numéro 4). Après plusieurs centaines de personnes tuées, de nombreuses exécutions en lien avec le soulèvement, des viols/tortures destinées à intimider et réprimer, mais aussi, de nombreux commissariats attaqués, des incendies et actes de sabotage, des attaques de prisons, des émeutes… les perspectives insurrectionnelles ont pris du plomb dans l’aile, mais ne sont pas si loin dans les souvenirs.
Le 2 novembre 2024, une vidéo est largement repartagée sur les réseaux sociaux, montrant une étudiante de l’Université islamique de Téhéran, Ahou Daryaei, marchant en sous-vêtement, les bras croisés devant la poitrine, défiant publiquement par ce geste les lois morales et la police des mœurs.
Elle a décidé d’enlever ses vêtements après avoir été harcelé en raison du port non-réglementaire de son hijab par la milice islamiste Basij, une organisation paramilitaire, qui, en plus de garantir la sécurité intérieure et la répression des mouvements sociaux en appliquant notamment la torture, s’occupe de la « prohibition du vice » et de la « promotion de la vertu » au sein du pays.
Rapidement, la jeune femme a été arrêtée et enfermée. Comme il est coutume de qualifier de « mentalement instables » les femmes s’opposant aux mœurs religieuses et patriarcales du régime afin de nier la nature contestataire de leurs actes, elle a été déclarée “malade” et placée en hôpital psychiatrique. Ahou Daryaei aurait depuis été relâchée et serait, maintenant, prise en charge par sa famille. Les autorités ont pourtant annoncé qu’elles ne poursuivraient pas en justice l’étudiante, sûrement en raison de leur crainte que cela provoque d’autres soulèvements à grande échelle, montrant par là que la révolte des iraniens et des iraniennes a laissé des traces considérables, même au sein du pouvoir.
De nombreuses femmes ont brûlé et enlevé leurs voiles publiquement depuis la mort de Mahsa Amini. Nous pouvons voir ces pratiques comme une critique de l’ingérence de plus en plus forte de la religion dans le contrôle social, mais aussi comme une critique de la religion elle-même, qui est, dans une théocratie comme l’Iran, au fondement même de l’Etat et de son fonctionnement.
Contre ces révoltes, le pouvoir iranien continue son offensive contre la liberté des femmes : il a annoncé une nouvelle loi extrêmement stricte à propos du port du voile, qui prévoit de contrôler, via vidéosurveillance si les femmes portent bien leur voile, sublime obscurantisme hi-tech, et a annoncé, un mois après l’acte d’Ahou Daryaei, l’ouverture d’une “clinique de traitement” pour les femmes refusant de porter le voile.
Comme lors de la mort de Mahsa Amini, l’acte de révolte de l’étudiante a été, dès la publication de la vidéo, la cible de diverses récupérations politiques de tout bord. Ce qui pourrait être compris dans un contexte bien matériel de révolte contre un État et une religion qui exploite et opprime, a été réduit ici à un « débat sur le voile ». La droite, et parmi elle, les féministes identitaires (Nemesis, Dora Moutot, Marguerite Stern, pour citer leurs petites stars) en ont profité pour faire leur diatribes anti-immigration, raciste et sécuritaire.
Du côté des féministes de droite et de gauche plus libérales, c’est à une véritable fétichisation du geste de Ahou Daryaei que nous assistons. La femme devient une « icône », une « martyre », ou un « symbole » des valeurs honorables de la République et de la si grande et belle Démocratie. C’est que la récupération ne coûte pas grand chose et rapporte beaucoup : on se solidarise avec ce qui arrange notre agenda politique à peu de frais. Ces discours féministes sont des postures confortables qui ne remettent jamais en question l’existant (étatique et religieux) et ce qu’il comporte d’exploitations, de normes. Ils désignent au contraire bien souvent, avec un paternalisme raciste, une misogynie qui n’existerait que “là-bas”, dans les “pays musulmans” et qui leur sert d’épouvantail pour consolider et justifier leurs idéaux démocratiques.
Ahou Daryaei, l’étudiante en littérature française (« fille des sciences et de la recherche » selon une tribune signée par de nombreux universitaires en novembre 2024 dans Le Point qui exigent sa libération car elle respecterait les valeurs de l’héritage voltairien… : « L’honneur de la France exige que cette étudiante soit protégée par notre pays qu’elle a honoré en choisissant d’étudier sa langue. », « Est-ce un hasard qu’elle soit étudiante doctorante en littérature française ; une littérature reconnue internationalement notamment pour ses auteurs défenseurs de la liberté de conscience ? ») peut ainsi être ajoutée au panthéon des insoumises qui arrangent les défenseurs des valeurs de la République…
La récupération politique est l’inverse de la solidarité ! Abstraire ainsi le geste de Ahou Daryaei c’est le vider de toute sa portée subversive.
De l’autre côté du spectre politique, les influenceurs campistes de gauche dont certains pour qui l’Iran représente un allié objectif dans la guerre contre Israël, ont sauté sur l’occasion pour sortir leur soupe anti-impérialiste réactionnaire. Les prises de position de Youssef Boussoumah, militant du media d’opinion Paroles d’Honneur parlent d’elles-mêmes : « C’est vrai qu’au moment où son pays risque une guerre nucléaire avec l’arrivée possible de Trump pour s’être opposé au génocide de Gaza il était de la plus haute importance d’aller se mettre à demi nu, c’était une belle opportunité de sa part une stratégie gagnante »… Et de défendre l’Iran face à Ahou Daryaei, elle qui aurait, semble-t-il, décidément bien préparé son coup pour plaire aux médias occidentaux « en se dénudant »… ? Magnifique mélange de théories conspi et de misogynie ! La vidéo du même média intitulée « Femmes iraniennes : le baiser empoisonné de l’Occident » distille sensiblement le même discours. Le discours anti-impérialiste, que l’on connaît bien, déploie en filigrane, son chantage habituel. « Bien sûr, on peut critiquer l’Iran… mais… » : mais cette critique serait « au prix des droits des femmes du Sud » selon eux. Oui, car certains États sont plus intouchables que d’autres. Pour les campistes, exprimer sa solidarité avec les femmes révoltées en Iran qui luttent pour leur liberté se ferait au détriment de ces mêmes femmes. Cela participerait à discréditer le régime iranien, ô combien important dans la lutte contre « l’impérialisme occidental ». Pour les bouteldjistes, il faudrait en réalité d’abord critiquer le blocus sur l’Iran avant de pouvoir dire quoi que ce soit sur sa politique intérieure : d’abord critiquer les États-Unis, pour pouvoir critiquer le gouvernement iranien, pour pouvoir critiquer la police des mœurs et enfin pour pouvoir critiquer la religion ? Oups, non, critiquer la religion, ça, jamais.
Gommer les révoltes internes, fermer les yeux devant la réalité concrète du pouvoir religieux subi au quotidien par les habitants de tout un pays, afin de soutenir des états réactionnaires, voilà ce qu’a toujours produit le manichéisme idéologique, d’un côté comme de l’autre. Dans ce cas précis, cette rhétorique se fait au détriment des iraniennes, et de surcroît, de tous les iraniens. Toute perspective internationaliste est enterrée devant la loi du campisme.
Cette attitude qui consiste à monnayer en permanence à qui s’adresse la solidarité, et sous quelles conditions, nous la refusons. Il nous semble nécessaire que les anti-autoritaires aient quelque chose à dire de ce qu’il se passe en Iran, des résurgences, multiples, des soulèvements qui ont eu lieu ces dernières années, et qui risqueraient bien d’enflammer à nouveau le pays. Cela se fera sans l’accord de ceux qui pensent détenir le monopole sur ces sujets, cela se fera, en même temps, en luttant contre tous les Etats du monde.
D’abord, parce que cet acte s’inscrit dans un contexte de lutte sociale très offensive, il n’est pas isolé. Ensuite car il critique, en lui-même, la religion et la morale, enfin, car cette femme, comme d’autres, a subi et peut encore subir la répression et la psychiatrisation, l’enfermement, peut-être même la torture. Cette solidarité dépasse toutes les frontières, et elle se fera sans compromis.
Nous ne pouvons qu’espérer que le geste d’Ahou Daryaei en inspire d’autres, ce qui semble être déjà le cas : début 2025, plusieurs vidéos montrant des actes de contestation face aux lois morales ont été publiées, montrent des étudiantes de Téhéran chassant une femme de la police des mœurs ou une femme dans un aéroport décoiffant un mollah qui l’avait réprimandée. Ces témoignages ne sont sûrement qu’une partie des multiples formes de résistance au rigorisme qui prennent place chaque jour en Iran.
Contre toutes les formes d’enfermement, tous les États et toutes les religions : solidarité avec celles et ceux, qui, au péril de leur vie et de leur liberté, luttent avec les moyens qu’il leur reste.
Mort à la police des mœurs !