Le 18 novembre 2024, quelques centaines de singes se sont échappés de leur enclos dans la ville thaïlandaise de Lopburi, connue pour sa grande population simiesque. Ils ont envahi un commissariat et ont contraint les flics de s’y barricader. Ça s’applaudit ! Enfermés dans des cages sordides et spécialement conçues pour neutraliser ces populations « indisciplinées », ces singes font à la fois la fortune touristique de la ville, et son infortune quand il s’agit de contrôle. Déjà durant le Covid, avaient été bordélisés nombre de magasins à cause de la faim, faute de touristes pour apporter de la nourriture aux singes.
Depuis quatre ans, ce sont aussi des orques dont on entend parler à Gibraltar et ailleurs parce qu’elles perpétuent des attaques systématiques sur les yachts qui croisent leur chemin. Après une longue période où leurs agissements ont été considérés comme de la vengeance naturelle, il est apparu courant 2023 une nouvelle hypothèse selon laquelle les orques n’attaquaient en fait nullement les hommes, mais jouaient avec eux lorsqu’elles déglinguaient les navires.
Dans les médias, les singes quant à eux n’ont pas non plus de motif clairement identifié. Ils « sèment le chaos » et « font régner la terreur » sur la ville. Des bêtes furieuses en somme, mues par un instinct destructeur irrationnel que l’on tranquillise à coup d’anesthésiants, de cages, de pièges et de brigades antimacaques.
Que ce soit par jeu, par soif de liberté, par appétit, par vengeance, tout cela c’est de la violence gratuite qui ébranle l’orgueil et la volonté de contrôle sur l’existant, et ça, ça fait plaisir. N’en déplaise à Descartes qui voulait l’homme « maître et possesseur de la nature », la sauvagerie nous met par terre en mode coup-de-tête balayette en moins de temps qu’il le faut pour le dire, et cela n’a rien à voir avec une quelconque intention ou retour de bâton de la Nature, comme si elle existait, comme si l’homme était assez important pour ça.
La vie a déjà survécu à plusieurs extinctions de masse. Les cafards peuvent apparemment résister à une déflagration nucléaire. Il a même été récemment découvert qu’il existe une biosphère profonde : tout un écosystème qui se développe dans le manteau terrestre, avec des organismes plurimillénaires capables de résister à des conditions environnementales impropres à toute forme de vie connue jusqu’alors, se nourrissant de sulfure et pouvant hiberner indéfiniment. Donc la vie fait et fera son chemin avec ou sans nous. S’il y a bien un truc en revanche qui distingue l’homme du reste ce n’est pas sa supériorité ou sa responsabilité, c’est sa capacité à enfermer tout et n’importe quoi. Alors plutôt que de continuer à mettre en cage, tantôt pour protéger, tantôt pour asservir, pourquoi ne pas plutôt se joindre à la fête et semer le chaos ? Que ce soit pour s’amuser, pour manger, ou les deux – parce qu’on peut jouer avec la nourriture, les orques le savent – que ce soit par volition ou par nécessité, il y a toujours un intérêt à être têtu comme un âne, à refuser de monter sur ces grands chevaux policiers, comme d’être écrasé sous leurs fers en permanence ; à refuser l’ordre politique et scientifique par lequel on exploite ou préserve selon les motifs du pouvoir. Dans les deux cas c’est se voiler la face sur les forces archaïques qui meuvent aveuglément l’évolution de l’existant. C’est faire de la raison humaine l’aînée là où elle n’est que la cadette ; c’est postuler une toute-puissance de la rationalité, et ainsi vouloir jouer des gros bras face à la mère Chaos et à son engeance qui demeure toujours en partie incompréhensible. Des singes qui n’acceptent pas de vivre en cage, qui volent les passants, pillent des commerçants, et repoussent des flics sans présenter de motivation explicite et clairement revendiquée, non mais on aura tout vu ! Des orques qui bousillent des bateaux, menacent des êtres humains de noyade, tout ça juste pour s’amuser ! C’est pas sérieux ! C’est inconcevable ! Quand on lutte il faut des motifs un tant soit peu rationnels et intégrables dans un sens général structuré et normé, sinon ce serait l’anarchie…
Justement, il est peut-être temps pour nous de faire de même, d’arrêter de maintenir ou de subir l’ordre, ne pas se contenter de faire le pied de grue comme on fait un piquet de grève et d’accepter de ramener dans l’arène le chaos qui rend l’existence si belle et terrible à la fois, pour ne pas finir domestiqués.
Pour la révolution, le chaos, et l’anarchie.