Lettre ouverte à Pauline de Livre Noir

Chère, chère Pauline,
D’abord bravo. Bravo pour ce passing trop cute, cette coupe et ce no make up make up look qui t’ont permis à la fois de passer partout, des manifs aux zads, des cantines solidaires aux assemblées contre les CRA, tout en restant finalement parfaite sur les photos qui émaillent ton article tellement au coeur de la tourmente d’enquêtrice undercover. Le teint est nickel, presque pas besoin de retouches.
Bravo aussi pour avoir saisi ce qui permet de circuler dans les milieux subversifs aujourd’hui : le savoir être mondain. Les compétences sociales que tu as dû développer dans ton milieu professionnel ont sans doute été d’une grande utilité sur ce point : savoir s’adresser à ceux qui te seront utile dans ton projet d’empowerment militant, penser à construire des contacts en toutes occasions, ne pas hésiter à mettre en œuvre ton performing disponible et à te rendre utile en prenant les CR de réunions, mettre à profit toutes les occasions informelles pour créer du lien, tout ça a du t’aider à circuler de groupes en groupes pour ton enquête. C’est finalement bien plus important qu’élaborer des points de vue et des perspectives, d’ailleurs personne n’a interrogé ton mindset de journaliste d’extrême droite. La théorie c’est chiant, on s’en passe, la pratique ben ça dépend de ce que ça te fait sur le moment, et puis ça regarde personne sauf le cercle de tes proches safe que tu as dû savoir constituer très vite, c’est à bien d’autres exigences comportementales que tu as su répondre. En un clin d’oeil tu as visiblement pu t’intégrer à divers groupes, te faire ajouter aux listes signal de diffusion mais aussi d’organisation. Il suffit de s’adresser tout de suite aux personnes relais, aux maillons faibles organisationnels, et ça marche. C’est pas comme si ces milieux avaient besoin d’un mimimum de standards de sécurité efficaces : tu as su te plier au folklore, mettre ton portable dans un sac pour discuter de la prochaine cantine solidaire, utiliser signal pour garantir que seuls les journalistes et les flics infiltrés soient au courant des rendez-vous, et le tour est joué.
Bravo enfin dans tout ce parcours, d’avoir su rester toi-même, ça se voit surtout quand tu fais le point après chaque récit. Tu as su rester une connasse d’arriviste réactionnaire d’extrême droite, et ça, après le temps que tu as passé dans des workshop de déplacement collectif avant de te faire tirer les runes chez les radicaux de toutes sortes, chapeau ! Aucune trace de syndrome de Stockholm, la subversion ne passera pas par toi, au mieux tu exprimes une pitié condescendante qui n’enlève rien de ton hostilité globale. Tu as su garder le cap.
Bravo, mais surtout merci. Merci pour ce road trip plein du partage de magnifiques expériences. Merci d’avoir mis en évidence avec autant de pertinence à quel point c’est l’ethos bourgeois qui permet d’être à l’aise partout.
Merci de confirmer que l’entrisme de nos jours ça marche mieux encore qu’à la grande époque du trotskisme qui s’assumait comme tel, et de montrer que, finalement, de Sud aux assemblées anti carcérales, de la lfi aux zads, c’est maintenant un continuum lisse et sans accroc, en totale mixité de classe, dans lequel tu as pu slalomer au gré de ton ressenti et de ton projet de carrière. L’injonction à rester poli et à ne pas hausser le ton as assurément permis de se débarrasser des malotrus sans bonnes manières et de la spontanéité trop punk, tout en gardant les journalistes et les flics, beaucoup moins relous et ingérables, et c’est quand même le principal. Toi, tu as certainement bien fait attention aux tours de parole, aidée par ton absence totale de point de vue et de perspectives anti-autoritaires, tu as pu faire passer le respect des silences devant tes convictions, ça facilite. Tu as su rester safe, tout en prenant tes notes pour ton article de journaflic. Tu as sans doute reconnu des presque collègues sociologues en devenir, tu feras sans doute bientôt des articles de fond à partir du compte rendu de leurs brainstorming avec quelques flics dans leurs séminaires post foucaldiens sur la sécurité des biens et des personnes ou la criminologie anarchiste.
Merci aussi de montrer que le fichage de la participation des sans papiers aux manifestations, travers contre lequel nombre de collectifs auto-organisés luttaient dans les années 90, est devenu monnaie courante. C’est un moyen commode de responsabiliser ces grands enfants qui auraient sinon tendance à se la couler douce. Très utile donc, de se constituer alliés, on favorise l’auto-organisation tout en prenant en charge tout ce qui ne regarde pas les premiers concernés, qui peuvent ainsi pleinement se consacrer à leur récit de vie qui intéressera autant l’OFPRA que les militants en recherche d’émotions fortes.
Merci enfin de restituer quelque chose de ce parfum antisémite qui s’exhale des réunions en soutien à la cause palestinienne depuis le charmant local de la CNT rue de la réunion. C’est touchant de se rendre compte de comment les jeunes militants qui viennent là parce qu’ils sont sincèrement émus par les bombardements menés par le gouvernement israélien apprennent que cette émotion est incompatible avec le choc causé par les massacres du 7 octobre et à lutter pour les Palestiniens en chassant tous les sionistes qui se cachent derrière le refus des drapeaux et des nationalistes. Les Palestiniens sous les bombes bénéficieront très vite de cette lutte contre l’instrumentalisation de l’antisémitisme en France.
Bravo, merci, mais surtout ne revient jamais pointer ton nez ici ou ailleurs, on ne sait jamais, certains militants sincères et déterminés pourraient avoir mal pris tes compte-rendus agrémentés d’analyses à la Michéa contre le « sans frontiérisme » ainsi que tes photos de gens qui n’avaient pas prévu d’être en pleine page dans un torchon d’extrême droite. Comme tu les avais pas prévenu, ils n’avaient pas fait la morning routine et le make up adaptés, contrairement à toi. Celles et ceux que tu n’as peut-être pas bien remarqué dans les salles de réunion un peu sombre, ceux et celles qui ne mettent pas forcément en avant leur rectitude mondaine, mais tiennent à la révolution et à la subversion.