Une nuit au musée

Dans la nuit du 11 au 12 avril 1990, un groupe d’anonymes, cachés par la pénombre, escaladent le mur sud-ouest de l’enceinte qui accueille le Musée d’archéologie de l’ancienne Corinthe. Dans le nord-est du Péloponnèse, situé en contrebas des ruines d’Acrocorinthe, le musée grec, sous la tutelle du Ministère de la Culture accueille des objets fascinants : des kouros de plusieurs mètres de hauts, parmi les premières céramiques à être peintes à figures noires et à fond rouge, parmi les premières colonnes de temple d’ordre corinthien, aux feuilles en marbre finement sculptées, bref, on retrouve dans ce musée des objets sans doute très intéressants et qui ont une histoire qu’ils ne nous raconteront jamais totalement. Ils ne parlent pas, et malgré les rayons X, les scans en tout genre, ils restent muets. Le vigile lui, n’était pas prêt à rester muet et devait sans doute faire trop de bruit aux goûts des visiteurs de la nocturne exceptionnelle, puisqu’ils ont décidés de lui casser la gueule pour pouvoir repartir avec plus de 285 des plus précieux objets des collections (têtes en marbres, bijoux, poterie, vaisselle, figurines votives, etc).
Ils se sont sans doute retrouvés bien embêtés lorsqu’ils se sont rendus compte qu’il serait compliqué de revendre des objets archivés dans tous les sens et signalés comme volés dans tous les registres internationaux, et que peu d’antiquaires seraient ravis d’avoir cette came à refourguer.
À moins que l’équipe de cambrioleurs ne l’aient fait pour la beauté de ces œuvres, pour contempler d’un peu plus près ces statues sans que les cris d’un vigile ou les hurlements d’une alarme ne gâche le moment.
Mais, chers visiteurs, soyez rassurés ! La police veille et les visiteurs seront ravis d’apprendre par un beau panneau dans le musée que la morale de l’histoire, c’est que les méchants se sont fait arrêtés. Ouf. Ce monde est tellement bien et il y a des gens tellement méchants qui veulent s’en prendre au Savoir, à la Culture, aux Musées. Non seulement ils sont cupides, car ils spéculent sur de l’art, mais en plus ils vous privent, VOUS, d’y avoir accès.
Le comble, ils se seraient même servis dans la trésorerie du musée, plus de 1 000 000 de drachmas, soit environ 3 000 euros, l’argent qui était prévu pour le salaire du personnel. Le texte voudrait faire croire aux visiteurs que si les personnels de musées sont si mal payés, qu’ils se cassent le dos à ramasser les mouchoirs des vieux touristes pétés de thunes c’est parce que ces types seraient partis avec.
Certes, les intentions de ces cambrioleurs n’étaient sans doute pas poussées par une rage révolutionnaire de vouloir bousculer ou renverser la vieille institution. Pas plus qu’un autre braqueur, qui a remporté un million d’euros en cash, et qui n’espère pas que ce papier ne vaudra plus rien après son coup. Le cambrioleur espère toujours que sa marchandise pourra se revendre. Et c’est souvent à ce moment-là qu’il se fait attraper, comme ce fut le cas pour ceux-là, recherchés par le FBI et arrêtés dans les années qui suivent. Soit, dans les milieux des pilleurs de tombes et des revendeurs d’antiquités, les intentions ne sont peut-être pas similaires aux nôtres. Mais il y a quelque chose d’insupportable à voir le musée se mettre en scène comme victime du vol des œuvres. Leurs prix d’entrées exorbitants, leurs guides ennuyeux, leurs cars remplis de riches touristes, c’est ça leur « savoir pour tous ». La fiction libérale qui fait croire que c’est pour tous quand c’est derrière un portique payant. Sans compter que ce milieu aussi est centré autour de la thune, que des milliardaires qui achètent des œuvres à des prix exorbitants pour les privatiser dans leurs salons ou dans leurs yachts, ça arrive tous les jours, et là personne ne s’en offusque. Bravo  Belle affaire, ça fera bien dans le salon
Que des types aient décidé de les prendre sans les demander et sans y laisser de la thune, au contraire, mais en y risquant la prison et la mort, il y a là une révolte qui mérite plus de solidarité que ceux qui prennent le camp de la police et de l’État.
L’archéologie, sans doute plus que les autres sciences, est bâtie en grande partie par les projections et spéculations des historiens, qui sont rarement capables de penser contre eux-mêmes et contre les idéologies avec lesquelles ils sont aux prises. L’exemple de l’archéologie nazie est souvent pris : la science a été mise au service du pouvoir hitlérien pour justifier sa vision raciale du monde et légitimer les conquêtes. Des motifs ressemblant à des croix gammées trouvées en creusant les sols des pays conquis ont fabriqué la preuve nazie que le sol n’était pas une prise mais une reprise, puisqu’éternellement aryen. Cette logique qui paraît ridicule est souvent pointée du doigt comme si les archéologues d’avant et d’après ne faisaient pas la même chose. L’archéologie a servi à quasiment chaque État-Nation, particulièrement en Europe, à construire son mythe, son roman national, son narratif d’un pays éternel, habité par le même peuple victorieux et moderne, bref, nos ancêtres les Gaulois. Servant encore une fois les logiques du pouvoir, ses frontières, son autorité. Dans les conquêtes, les nazis ne sont pas les exceptions, et depuis les guerres de Napoléon en Égypte en 1798 à la colonisation de l’Afrique dans les années 1880, il y a toujours un archéologue dans les corps d’armées. Faire comme si le territoire conquis n’avait pas d’histoire, ou se l’approprier, ou l’esthétiser, ou la fantasmer, cela fait partie de la conquête.
Et bien sûr que la création des musées et le financement des chantiers de fouilles partout en Grèce à partir du XIXème siècle n’a pas rien à voir avec sa récente indépendance prise vis-à-vis de l’Empire Ottoman et du besoin de se trouver un passé qui construise une identité nationale, contre l’autre, le barbare de l’autre côté de la mer qui n’aurait rien à voir. Au mépris de l’histoire, on construit alors une nation grecque, qui aurait eu alors à peu près toujours les mêmes ennemis. Les Mycéniens contre les Hittites ou les Troyens, les Grecs antiques contre les Perses, l’Empire Byzantin contre l’Empire ottoman, la nation grecque contre la nation turque comme si les mêmes conflits se répétaient éternellement, comme s’il s’agissait des mêmes oppositions, comme si c’était dans les gènes. Bien sûr, la réalité est toujours plus complexe, faite d’échanges, d’immigration, d’influences mutuelles, de guerres et d’alliances selon les époques mais pour un Père de la patrie du XIXème ou XXème siècle, ce qui compte, c’est de préparer sa population au sacrifice pour la défense de l’idée nationale, et l’histoire, couplée au développement de l’instruction obligatoire, est un très bon moyen de diffuser cette vision du monde.
C’est donc dans cette histoire que s’inscrivent les types qui ont écrit ce panneau pour apitoyer le visiteur. Ils sont bien plus choqués par ce cambriolage que par une institution dans laquelle ils se complaisent (et qu’ils défendent contre ceux qui l’attaquent) et qui a participé aux entreprises nationalistes ayant mené à des millions de morts dans des guerres qui ne concernent que ceux qui les décident.
Retrouvé à Miami par le FBI, suite à la vente aux enchères chez Christie’s de certaines œuvres, un des cambrioleurs est arrêté et incarcéré. Appelés le « gang Karahalios », un père, ses deux fils et une autre personne sont accusés de l’affaire. Seul un des fils, Anastasios Karahalios, a été jugé et condamné le 29 janvier 2001 à la prison à vie, c’est-à-dire à une lente et terrible mort. Les autres auraient été contraints de se cacher quelque part en Amérique du Sud, condamnés par contumace. Une dizaine d’œuvres n’ont toujours pas été retrouvée.
Que crève la taule, qui enferme tous ceux qui refusent de s’inscrire dans la bonne marche de ce monde et qui réprime tout ce qui sort de la norme, la révolte comme la débrouille et la truande.
Que crève l’institution du musée, qui cloisonne et éloigne, qui privatise, qui sacralise et qui désacralise, qui légitime les horreurs guerrières et qui mets les ruines sous des vitrines de formol.
Un jour sans doute, nous nous promènerons dans les ruines de Fresnes ou de la Santé, en nous souvenant quelles forces incroyables nous avons su déployer pour faire tomber ces murs.