Le sociologue et la Révolution

Il était une fois, un sociologue endormi depuis plusieurs décennies.
Il lui fallait du repos après avoir durement travaillé hiver comme été
À bâtir sa carrière à l’université.
Mais son sommeil avait été si lourd que lorsqu’il revint à lui
Le printemps de la Révolution avait déjà fleuri.

« Misère ! » s’exclama le retardataire, « toutes mes études sur la société,
Mes statistiques et mes papiers sont à recommencer !»
Ce bougre solitaire allait bon train se lamenter :
« Quand je pense qu’il m’a fallu trente années d’analyse attentive
pour démontrer l’augmentation de l’abstentionnisme aux législatives ;
Des jours et des jours de séminaires et de réflexion
Pour parvenir à comprendre qu’au travail il y a parfois de l’aliénation ;
Des centaines d’heures d’entretiens
Pour prouver que les SDF n’ont généralement plus aucun bien ;
Des milliers et des milliers d’enquêtes
pour affirmer que les élites se reproduisent entre elles c’est un fait.
Des années passées à expliquer comment réussir en société d’après ma thèse,
pour tenir à distance ma culpabilité d’être parvenu et ainsi me mettre à l’aise.
Et surtout tant de courage et de ténacité importante
Pour mener jusqu’au bout mes observations participantes
Et révéler au monde entier l’injustice de la répression
Que l’État exerce sur ces individus que j’ai dû laisser partir en prison. »

Après de longues journées d’errance,
Dans un paysage de dévastations, il finit par saisir sa chance.
« Je serai le premier sociologue post-révolutionnaire ! »
Il se dit gaiement que quelque part sur terre,
Devait bien exister quelques normes et quelques règles dont l’analyse reste à faire.
Il se mit alors en quête de son prochain sujet d’étude
Il était alors loin de savoir que de sa fin c’était le prélude.

Il rencontra des buffles à cornes d’ivoire.
Véritables forces de la nature, affairées à poursuivre leur futur.
Et voulu étudier leur activité : un travail ? une sinécure ?
Mais n’ayant ni salaire, ni argent pour quantifier ;
N’ayant ni supérieur ni maître pour se faire exproprier ;
N’ayant ni diplôme ni école pour se spécialiser ;
Et surtout, ayant dans leur existence une infinité de raisons de vivre,
Ils ne trouvaient pas de fierté particulière dans leurs corvées à suivre.
Les voilà aimant, rageurs, chantants et destructeurs, meurtriers et oisifs,
Tout à la fois entremêlé dans des nœuds de désirs à vif.
Loin des besognes assommantes à s’en rendre ivre,
Notre sociologue ne savais plus où commencer pour écrire son livre.
« Ils doivent bien avoir des tâches ingrates à faire pour satisfaire leurs besoins ! » se dit-il avec Entrain.
« Depuis quand est-ce travailler que de s’alimenter, se nettoyer et prendre soin ? »
« Il doit bien y avoir un troc qui régule leurs échanges ! » s’entêta-t-il avec dédain.
« Nous donnons, nous perdons ; la valeur des choses change selon les rêves et les saisons. »
« Il doit y avoir un intérêt général de la communauté, qui oblige les individus à parfois se forcer ! » affirma-t-il tout certain.
« Qui est ce général dont tu parles ? Cet intérêt n’est-ce pas surtout ton gagne-pain ? »
Tout bredouille et tout chafouin, le sociologue passa alors son chemin.

Il rencontra quelques drôles d’oiseaux migrateurs,
Et voulu les interroger sur leurs coutumes et leurs mœurs.
Mais n’ayant plus de frontière à passer au péril de leur vie ;
Ni d’État pour les maintenir dans des cages polies ;
n’ayant plus à moisir éternellement entourés des mêmes têtes chagrines,
Ils ne trouvaient aucune fierté particulière à revendiquer leurs racines.
Les voilà en myriades de couleurs et de morphologies singulières,
se propageant, se mélangeant dans les échos de chants aquifères.
Loin de ses catégories socialement essentialisées sur des fumiers de haine,
Notre sociologue ne savait plus par où commencer pour théoriser son aubaine.
« Il doit y avoir avec certitude un groupe sur lequel établir mes statistiques ! » se dit-il avec joie.
« Difficile de déterminer un sujet d’étude depuis qu’aucune population n’est statique. »
« Il doit bien y avoir des caractères phénotypiques ou des entre-soi claniques ! » s’entêta-t-il dans sa foi.
« Tous bâtards, tous hybrides, milles vagues d’inconnus parcourent le monde et se fécondent pour donner des monstres magnifiques. »
« Il doit y avoir quelqu’un intéressé par le fait de savoir les proportions exactes de vos diversités ! » affirma-t-il en émoi.
« Ce quelqu’un est mort avec l’État qui voulait nous maîtriser.
Mais qu’en est-il de toi qui voudrais nous passer dans ton tamis sournois ? »
Tout bredouille et tout pantois, le sociologue alla explorer une autre voie.

Il rencontra des asperges phosphorescentes,
Qui poussaient tranquillement dans leur vie luminescente
Droit vers la lune, à leur rythme chacune.
Et voulu analyser laquelle était la plus méritante ;
laquelle était en vue de tous les envieux, afin de comprendre sa réussite et se l’approprier mieux.
Toutefois n’ayant plus de normes sociales auxquelles se soumettre ;
N’ayant aucune étiquette mondaine à respecter à la lettre ;
Ni à craindre le courroux qui s’abat sur qui a le malheur de ne pas se compromettre ;
Et surtout, trouvant dans leur entourage une altérité universelle
Ils ne trouvaient aucune fierté particulière à se distinguer des autres mortels.
Les voilà rutilant d’une trajectoire unique sous un astre inatteignable
À évoluer bon an mal an, dans la vulnérabilité d’une nuit véritable.
Loin des rapports humains mus par la solitude et l’aigreur, où l’on sacrifie autrui sur l’autel de son bonheur,
Notre sociologue ne savait plus par où commencer pour écrire son best-seller.
« Il doit forcément y avoir un critère pour qu’une asperge puisse se donner des grands airs ! » se dit-il avec plaisir.
« Une asperge a poussé jusqu’au centre de la terre. Une autre a fleuri sur la face cachée de la lune. Une autre s’est changée en prune. Une autre encore, a écrit des vers. »
« Il doit bien se trouver une caste plus brillante, plus charmante, qui règne sur l’hiver ! » s’entêta-t-il sans tarir.
« Aucune asperge ne brille d’elle-même. Nous filtrons des millions de planctons cristallins qui volent dans l’univers. »
« Sûrement qu’ils ne me partagent pas leurs codes, parce que moi je ne suis pas un cryptopode ! » affirma-t-il sans rougir.
« Nous ne montrons pas nos pieds, monsieur le sociologue, parce que nous ne savons pas où nous allons les mettre. Qu’en est-il de vous ? Jamais vos pantoufles ne vous embêtent ? »

Ivre de rage et de rancœur, le sociologue hurla : « ça ne se passera pas comme ça ! »
« J’ai besoin de conditions d’observation stables et objectives pour réaliser mes expériences ! 
Le monde est parti à vau-l’eau, soit, je le façonnerai pour y exercer ma science ! »
Pour faire redescendre sur terre l’idéal du Toute-choses-égales-par-ailleurs,
Le sociologue eut l’idée de terraformer le monde en un grand laboratoire.
Il installa des filets dans le ciel pour capturer les oiseaux migrateurs.
Il installa des chaînes sur la terre pour canaliser les buffles à corne d’ivoire.
Il installa des rangs pour distinguer socialement les asperges phosphorescentes.
Et enfin pu-t’il se livrer à des études descentes.

Il apparu vite cependant aux yeux de tous les révolutionnaires
Que l’ambitieux sociologue était devenu un tortionnaire.
Et en moins de temps qu’il ne le faut pour le dire,
Le socio-flic fut pendu par les pieds, et relégué au passé du vieux monde, où il alla doucement pourrir.