L’État, avec son armée, ses tribunaux, sa police et ses dispositifs de surveillance, a tout intérêt à ce que chacun croit – jusqu’à l’irrationalité – qu’il est tout puissant, voire même omniscient, notamment grâce aux nouvelles technologies de vidéosurveillance (caméras, fichier ADN, détecteur de mouvements, localisation de téléphones, etc.). Il semble d’ailleurs que plus l’État est en crise, plus ses assises et sa légitimité sont contestées, plus la rhétorique de ses défenseurs devient celle de la maîtrise, avec pour corollaire la tentative de faire peur à tous ceux qui voudraient le contester. Plus l’État est fragilisé et plus il se dit puissant, capable d’écraser ses ennemis. On se souvient à cet égard du contexte de répression des Gilets Jaunes, quand les annonces gouvernementales et préfectorales de risques de graves blessures en manifestation jouaient sur ces effets de peur, visant à ce que chacun se terre dans son coin, effrayé et paralysé. On peut presque être certain que l’État, jusqu’à ce qu’il crève sous nos révoltes, tiendra fermement à son point de vue de maître absolu. L’État aimerait bien être un Dieu immortel.
Mais nous, qui le savons mortel, contingent, historique, à balayer du présent et du futur, pourquoi ne consacrons-nous pas plus d’énergie à réfléchir à ses failles, à ses faiblesses, en vue de lui porter des coups dont il ne se remettra pas ? Pourquoi ne voyons-nous pas dans les droits qu’il nous accorde des brèches pour le détruire ? Paradoxalement, il nous semble que ces derniers temps, ce sont jusqu’à des discours militants qui se sont, inconsciemment, fait « relais » de la peur de l’État. Avec cet article, nous cherchons à comprendre comment est-ce que des formes de défiance et de refus de la gestion étatique peuvent au final se retrouver à diffuser une certaine impuissance collective au sein des luttes, en surenchérissant sur la logique de la peur de l’État.
L’hypothèse avancée ici est que cette diffusion très-à-gauche de la peur s’origine dans la tendance à jouer sur les ressorts de l’indignation, du choc et de la sidération pour « scandaliser », en pensant que c’est la prise de conscience de la terreur imposée par l’État qui mobilisera tout le monde. Lorsque dans une manifestation des gens viennent dans le but de filmer toutes les « violences policières » et les partager sur les réseaux sociaux, ils ne se disent sans doute pas du tout que cela participe au travail et au fonctionnement de la police (c’est-à-dire faire peur par le zoom affectif sur des situations détachées de tout contexte et de toute analyse)… bien au contraire, ce qui en ressort c’est un discours qui nous parle de témoignage, de dénonciation de la violence, de journalisme et de liberté d’information ! On peut déplorer que rarement, lors de manifestations, ne se pose la question du devenir de ces images, et qu’elles servent bien souvent (presque même systématiquement) à fournir les fichiers des renseignements généraux et de pièces de dossiers à charge contre les manifestants au tribunal. Alors il s’agit de mettre en scène la brutalité des flics, de pousser des cris, de se lamenter… Mais où cela peut-il bien mener ? À la révolte ? Pas si sûr. Combien de personnes sont terrifiées d’aller en manifestation, parfois sans jamais même y être allées ? Quelle force collective y a-t-il dans une perspective comme celle-là ? Cette manière de mettre en scène des événements autour de ressorts purement affectifs est à mille lieues d’une analyse des rouages de l’État. Cela ne peut qu’empêcher le déploiement d’une raison subversive, d’une réelle critique sociale et d’une praxis révolutionnaire. Les logiques de vente et de marché ont évidemment tout intérêt à imbiber en permanence des événements et des faits sociaux de sensationnel et de pathos victimaire, puisque le rôle de victime est de pouvoir s’adresser jusqu’à la fin des temps à un vain tribunal de l’Histoire : les victimes parlent, produisent du discours, sans cesse récupéré, récupérable, infini puisque la souffrance ne saurait être rachetée. Les médias avides de premières pages émotives adorent les victimes. Mais la révolution ne connaît pas de victimes – ni de héros par ailleurs -, elle ne connaît que des révolutionnaires qui se sont battus et se font battre. Ne trahissons pas leur mémoire en vue d’une récupération. La révolution est illégale et les révolutionnaires sont coupables ? Très bien, c’est en cela que nous les défendrons. Nous pensons que la logique de la révolte est nécessairement en rupture avec les positions de victimes et de martyrs. Alors que toujours, et sur toutes les formes de luttes, des résistances apparaissent face au contrôle, à la surveillance, à l’exploitation, la gauche préfère fantasmer un contrôle total, dans l’unique objectif de séduire. Ce fantasme de l’État total est justement le fantasme de l’État lui-même. La réalité est bien plus complexe, pleine de failles, de crises et d’aspérités. S’inscrire en continuité avec cette vision mi-effrayée, mi-fascinée d’une sorte d’État omnipotent ne peut se radicaliser que dans deux sens complètement contre-révolutionnaires : soit il devient alors pragmatique de construire un contre-pouvoir qui ne saurait être qu’une opposition étatique au gouvernement alors en place (tiens, voilà la gauche !) ; soit tout apparaît pathologiquement et mystiquement comme un complot absolu, ne laissant plus à chacun que le choix d’être l’exégète de cette morbide sacralisation de l’État qui croît un peu partout dans le monde à notre époque (tiens, déjà Lundi matin et l’Appel qui nous casse les oreilles ?).
Pour que l’État ne soit plus qu’un vieil instrument de domination du passé, vive la Révolution !