L’occupation de la Sorbonne n’était pas étudiante !

Le mouvement des occupations aura vu émerger une problématique qui s’est fréquemment posée au cours des derniers mouvements sociaux : la convergence des luttes.
Si l’on voulait être caricatural, on dirait que la « convergence des luttes », c’est comme le « troisième tour social » : c’est bien souvent un syndicaliste en AG qui a envie de se faire applaudir après un beau discours et de recruter. La convergence porte l’idée d’un côte à côte : il ne s’agit pas de dépasser les contradictions des luttes spécifiques mais de les faire marcher parallèlement, sans qu’elles ne se touchent jamais ni se rencontrent autrement que lors de cet hypothétique « grand soir » reporté indéfiniment. La « convergence des luttes » n’est jamais atteinte, mais cette idéologie se matérialise en partie sous la forme à laquelle se cantonnent actuellement la plupart des manifestations : chaque collectif se forme en cortège (étudiant, sans-papiers, syndical, etc.) et se retrouve à côté des autres, chacun dans son coin, place de la nation, tous tournés dans la même direction, c’est à dire… place de la Bastille, et puis voilà. S’opère ainsi un calcul infinitésimal, consistant à additionner les moindres différences, et qui n’aboutit à rien. Nous gagnerions sans doute à quitter ces cloisonnements folkloriques que de les rejoindre en ajoutant une carotte de plus à la soupe militante, si nous voulons envisager le dépassement inventif et offensif des mouvements sociaux. Sinon, la où cette idéologie s’épanouit, et la où elle a bien une chance de faire quelque chose aujourd’hui, c’est dans l’opposition parlementaire à Emmanuel Macron par la NUPES. Léninisme, convergence, 3ème tour social, et démocrate, et nous voilà repartis pour toujours la même merde modérée attentiste et gauchiste. Sortons de la convergence, dépassons, et vite.
La « convergence des luttes » ne désigne que ce moment de rencontre entre plusieurs parties (ou plutôt leurs représentants) qui défendent leurs intérêts propres. Cette dynamique, celle de la sectorisation est, à terme, sclérosante, et contribue à récupérer puis à tuer les mouvements de révolte. Lorsque, au nom de la « convergence des luttes », quelque organisation envoie le représentant des étudiants parler au représentant des migrants, cela ne fait pas que les étudiants et les migrants luttent ensemble pour une vie meilleure, cela permet simplement qu’à certains moments définis, des personnes d’un des deux groupes « soutiennent », plus ou moins de loin, la lutte de l’autre. Cette position de retrait empêche les mouvements de prendre de l’ampleur et ne sert qu’à produire un jeu similaire à celui des partis et des syndicats venus massifier et encarter.
Alors, comment lutter ensemble, sans tomber dans le piège de la posture de soutien facile ? (On ne sait que trop bien comment les élus « soutiennent » les manifestations, ou comment les chercheurs et professeurs émérites « soutiennent » les occupations, à condition qu’elles ne débordent pas trop trop, qu’elles se maintiennent dans les limites de la simple contestation revendicatrice !)
Comment prendre part à une lutte sans appeler à rejoindre la sienne ? Comment faire que « sa » lutte devienne l’affaire de tous ceux qui souhaitent lutter, et qui, chaque jour, se révoltent contre ce monde, contre leur travail et leurs salles de classe ? Comment, dans un mouvement, se laisser dépasser par les initiatives venues de « l’extérieur » de son organisation et de son collectif ?
S’il n’est pas de réponse pré-établie à ces questions, il nous semble que c’est bien dans la curiosité active de ce qui est proposé lors des moments d’organisation collectifs et dans la vigilance combative face aux initiatives qui souhaiteraient prendre le pouvoir au sein de ces instants, que des pistes de réflexions et d’actions peuvent s’ouvrir.
Il est important de garder à l’esprit que toute lutte porte en soi un commun avec les autres, celle d’une confrontation ici et maintenant avec l’existant. Comme pour les participants aux luttes, l’intérêt n’est pas tant d’où l’on vient (quel secteur professionnel, quelle fac, quel quartier, quel genre) mais ce qu’on agit, où l’on va, et jusqu’où ce commun peut nous porter dans ces moments de luttes.
La « convergence des luttes » ne nous offrira donc pas mieux qu’un statut de spécialiste dans notre lutte sectorielle et d’« allié » dans celle des autres. Un « allié » dont l’activité n’est finalement que d’affirmer nominalement qu’il soutient telle ou telle lutte et qu’il faut les faire converger. Virtuellement, l’ « allié » a tout d’un touriste qui peut se désengager à tout instant d’une dynamique parce qu’il n’est pas un « premier concerné ». Et inversement, un « premier concerné » aurait toute légitimité à réduire autrui au statut de simple « allié », sous prétexte d’incarner l’un des aspects problématiques d’un mouvement dont la problématique générale est cependant sensible à tous ceux qui sont présents en son sein. Il peut d’autant plus opérer cette réduction qu’il maîtrise, jusqu’au bout des doigts, les codes sociaux qui lui permettront d’obtenir d’autrui qu’il cède systématiquement la parole à ceux qu’on suppose être spécifiquement concernés par une question, et ce avant voire sans même avoir défini le caractère spécifique de cette question.
Lorsque, dans un mouvement qui nous dépasse tous, nous cessons de lutter en tant qu’étudiants, travailleurs, chômeurs, lycéens… Lorsque, dans un même élan, nous laissons de côté nos revendications particulières pour embrasser le feu de la puissance collective… de nouveaux possibles s’ouvrent enfin devant nous, portant avec eux l’inconnu et la joie de la révolte.