Irréductibles traversées

Depuis le début de l’automne 2021, le gouvernement biélorusse a ouvert massivement l’accès à son territoire depuis des voies aériennes et légales : de nombreux visas touristiques ont été délivrés, et de nouvelles lignes aériennes, plus fréquentes – notamment depuis l’Irak, la Syrie et l’Afghanistan – ont été créées, accompagnées de campagnes de publicité. Cet afflux organisé de milliers de personnes a été encadré sur le territoire par l’armée biélorusse, s’appuyant cyniquement sur les volontés des uns et des autres d’émigrer vers l’Union Européenne pour concentrer en peu de temps une sorte de mouvement migratoire à l’assaut des frontières polonaises, lituaniennes et lettonnes. L’instrumentalisation par la Biélorussie de la force que déploient et déploieront sans cesse tous les mouvements de migration – aussi divers soient-ils – pour traverser, casser, enfreindre, faire tomber des frontières (à l’encontre de toute volonté étatique) est une riposte strictement géopolitique : la non-reconnaissance par l’UE de la réélection du président biélorusse Loukachenko et l’ensemble des sanctions économiques prononcées.
L’armée et la police polonaises ont été mobilisées en réaction sur toute la frontière de la Pologne, et l’État d’urgence a été décrété le 25 octobre. Depuis cela, personne, hormis les flics, les militaires et les riverains des localités frontalières, ne peut plus accéder à une vaste zone fortement contrôlée. Si même l’ONU ni MSF ne pouvaient, aux dernières nouvelles, y accéder, on comprend pourquoi les communications et informations sont plus maigres que jamais, un silence entourant depuis plusieurs mois ce cauchemar. Au moins 21 personnes seraient mortes dans les forêts frontalières, n’ayant pas réussi à atteindre le territoire polonais et refusant aussi d’être « raccompagnées » par l’armée polonaise jusque dans les bras de l’armée biélorusse, qui, quant à elle, a tabassé puis désormais parqué dans des hangars les reboutés de la traversée.
Le premier ministre polonais a été le premier à employer le terme militaire de « guerre hybride » impliquant des migrants utilisés comme « armes » par la Biélorussie, ce que le président du Conseil européen a poursuivi en déclarant que les Européens étaient confrontés à une « attaque hybride brutale ». C’est ce qui aura favorisé en ce début d’année 2022 la rapide commande d’un mur de béton long de 186 km en Pologne, afin de remplacer les actuelles clôtures barbelées. On n’arrête pas le progrès.
Si, en effet, il est évident que le gouvernement biélorusse a cyniquement instrumentalisé et encadré un flux de migrations dans une perspective d’offensive géopolitique, le mouvement en lui-même de passage de la frontière y est irréductible. À un certain point, la Biélorussie, et ce, comme n’importe quel État, ne fait que gérer, tenter de maîtriser un flux qui la dépasse et dont elle n’est pas le grand manitou organisateur – variation sur les mythes réduisant n’importe quel mouvement de révolte à une cause autre que la multitude de raisons de se révolter et, en l’occurrence, de vouloir quitter un endroit de la Terre. Les entrées illégales, véritables attaques contre la logique essentielle de l’État-nation (le contrôle et la maîtrise de son territoire borné) n’attendront jamais le feu vert des États (ce qui se résume souvent à attendre qu’il soit dans l’intérêt économique de certains exploiteurs d’embaucher des bras, triés et surveillés selon les critères mêmes du besoin d’exploitation).
Contre les projections étatiques (réduire des humains à des logiques d’État), les projections fascistes (voir la preuve d’un grand remplacement offensif) et les projections humanitaires (construire l’image du migrant victime, pantin des logiques d’État) qui ont en commun de parler la confusion, toute perspective sincèrement révolutionnaire sait combien son destin internationaliste est profondément lié aux révoltes multiples et permanentes contre l’existence de frontières.
Tant que des États se trouveront en travers de notre chemin, il faudra bien que nos pas de géants les envoient valdinguer loin, loin, loin dans l’univers jusqu’à ce qu’ils disparaissent à jamais de toute la surface de la Terre !