Autopsie d’un raisonnement identitaire mortifère
Le 10 décembre 2023, Paroles d’Honneur, chaîne Twitch animée par Wissam Xelka publie une émission intitulée « De quelle couleur sont les beaufs ? ». La chaîne PDH est en quelque sorte la vitrine médiatique de la pensée politique du PIR (Parti des Indigènes de la République), mouvement décolonial racialiste créé entre autres par Houria Bouteldja, une de ses principales théoriciennes, qui a fait de la question identitaire la base de sa théorie et de sa stratégie politique. Ce courant politique, sorte de léninisme agrémenté de social-démocratie capitalisant sur les différences entre les gens que ses militants fantasment, est plébiscité par une partie de la gauche (LFI principalement) mais aussi des aires dites « subversives », qui se sont montrées particulièrement accueillantes suite aux événements du 7 octobre en Israël.
Cette émission organise une rencontre entre les « barbares », représentés par Wissam Xelka, et les « beaufs » ou « petits blancs », représentés par deux gilets jaunes ex-soraliens revendiqués passés chez les bouteldjistes, Aymeric Patricot, essayiste-prof de prépa et auteur de deux ouvrages aux noms dignes de fan-fictions de FdeSouche, un cheminot de la CGT et Raz, twitcheur gauchiste mal dégourdi. Les questions posées par l’émission sont les suivantes : « Qui sont les blancs ? Un dialogue est-il possible entre « blancs » et « non-blancs » ? »
Après quelques considérations en début d’émission sur ce que sont les « petits blancs », tous s’accordent à parler de ces prolétaires blancs faisant partie d’une France périphérique, laissés pour compte, à qui le libéralisme aurait tout pris, à part la « blanchité ».
S’en suivent 2 heures de discussions essentialistes et paternalistes décomplexées, entre passages sur les apports bienheureux de Soral malgré son antisémitisme, sur la nécessaire prise en compte de la question identitaire à gauche, et sorties sur le paradis perdu d’avant le libéralisme et la mondialisation qu’étaient les contrées européennes et françaises traditionnelles et religieuses. Wissam Xelka, s’appuyant sur l’influenceur anti-métissage et antisémite Bassem, déplore que les « Blancs » ne soient pas assez fiers d’être français, en comparaison des algériens qui sont fiers d’être algériens. Donc au lieu de critiquer un nationalisme (algérien) en s’appuyant sur un autre (français) tout empreint d’une évidente faferie, il prend le plus accepté à gauche pour dédroitiser l’autre. À un autre moment, qu’on pourrait qualifier d’anthologie, l’essayiste Patricot, enchaînant au cours de l’émission des propos d’authentique faf du RN, s’essaye même à parler de « racisme intra-blanc » décrivant le mépris qu’ont les « bourgeois blancs » envers les « prolétaires blancs ». Tellement fondu de la race qu’ils ont même réussi à réinventer la classe. Prouesse.
Nous allons tenter de décortiquer ici le projet sous-jacent traduit dans cette émission, la dualité entre « Beaufs & Barbares », du nom du dernier livre d’Houria Bouteldja, sorti en mai 2023, où elle se demande pourquoi, aux élections présidentielles de 2022, les « petits Blancs » ont voté Le Pen, et non Mélenchon ?
Pour Bouteldja, la gauche n’a pas réussi à capter les « beaufs » car elle n’a pas su parler à leurs affects de « petits Blancs », alors qu’elle a su le faire avec ceux des « barbares ». La gauche n’a pas su analyser le vide identitaire chez les « Blancs », qui vivent maintenant dans un monde blanc « asséché spirituellement ». Ce monde blanc asséché fut créé par le libéralisme, qui aurait confisqué aux « Blancs » leur fameuse culture commune, composée de la vie de village (celle des gaulois ?), des traditions, de la famille, de la virilité, et surtout de la religion, la chrétienté (on croit voir ici la fameuse culture « judéo-chrétienne » si chère à l’extrême-droite identitaire, du RN à Reconquête). Les « Blancs » ont « évidemment » des besoins de sécurité, de dignité, de fierté (d’être blanc donc, si on suit bien.) Il est donc nécessaire selon les racialistes du PIR de répondre à ce grand problème identitaire. Or, la gauche n’a pas pris en charge ce problème d’identité en ne proposant que des luttes sur les questions du chômage, de la retraite ou des salaires, qui sont apparemment uniquement des « sujets de Blancs », qui ne servent qu’à améliorer la vie des « Blancs » et ainsi renforcent le « pacte racial ». Il semble assez aberrant de rappeler ici que les populations issues de l’immigration sont évidemment touchées par les problématiques de précarité que soulèvent les luttes qui concernent le chômage, les retraites, le travail, et s’en préoccupent, comme tous ceux qui sont dans la galère, mais les indigénistes nous y obligent. Reprenons. Selon Bouteldja, c’est l’extrême droite, avec le suprémacisme blanc et le racisme, qui est la plus efficace dans sa réponse sur le plan identitaire (on se demande bien pourquoi…). Ces « petits Blancs », déracinés, ne comprennent pas que dans tous les cas, l’extrême droite sert également le projet capitaliste et vont droit dans le mur, même pour leur propre situation qui est avantagée par le fameux « pacte racial » depuis qu’ils ont accepté « la blanchité » au détriment de leur « culture chrétienne commune ».
Voilà pour l’analyse de Bouteldja, qui nage décidément de plus en plus profond dans un marécage conceptuel essentialiste, simpliste et réducteur.
Diviser pour mieux régner
Ces différences au niveau identitaire expliqueraient que la jonction entre « les beaufs » et les « barbares » ne se soit pas faite lors des Gilets Jaunes ou des émeutes de 2023 suite à la mort de Nahel. Toujours cette conception de la lutte en termes d’alliance de groupes sociaux complètement fantasmatiques car en réalité très hétérogènes et une vision totalement erronée de ces moments intenses de conflit social, traversés de maintes complexités, faites de rapports de force et de tensions. Ce n’est que la preuve que ces auto-proclamés représentants n’ont pas participé à ces luttes et ne sont que de vulgaires récupérateurs. Vouloir réduire les Gilets Jaunes à des émeutes de « blancs », et les émeutes suite à la mort de Nahel à des émeutes « d’indigènes », dans une vision raciale étriquée et binaire, est tout bonnement faux et particulièrement réducteur.
Pour eux, ce qui empêche ces deux corps sociaux opprimés, très homogène dans cette vision, de se réunir et de se révolter contre la bourgeoisie, c’est le racisme, créé par l’extrême-droite et partagé chez les « petits Blancs ».
Cependant, par chance, Bouteldja ne condamne pas les « petits blancs » au fascisme, ils peuvent sûrement évoluer, la « blanchité » n’est pas une fatalité ! Mais leur parler d’antiracisme ne sert à rien, comme parler d’anticapitalisme aux « indigènes » ne sert à rien selon elle : cela ne touche pas leurs affects respectifs de « petits Blancs » ou de « barbares ». Pour répondre à ce désespoir « blanc » identitaire et culturel, il faudrait permettre que les « Blancs » expriment leur « fierté » (d’être blanc) en revenant à la culture fantasmée qu’ils partagent : traditions, famille, religion, transcendance. Ce dernier point est particulièrement important : il faut retrouver le chemin de l’Église selon Bouteldja (et créer le « front commun de la foi » proposé par le gilet jaune ex-soralien du plateau de PDH). Le projet est de faire concurrence à l’extrême-droite sur le plan identitaire, en faisant exactement comme l’extrême droite donc.
Depuis ses premiers écrits, Bouteldja ne cesse de revendiquer la prise en compte de la « dignité » et de « l’identité » comme manière de mobiliser ceux qu’elle appelle les « indigènes », les individus issus de l’immigration, souvent en faisant fi des distinctions sociales internes à cette partie de la population. Dans un campisme à toute épreuve qui voit dans le progressisme de l’État la seule volonté d’imposer son impérialisme à ces individus, cette obsession pour la défense de l’identité l’a menée à avoir des analyses et des positions définitivement réactionnaires. Pour ne citer qu’un seul exemple assez parlant : pour Bouteldja, si l’individu homosexuel « racisé » de banlieue ne se présente pas aux autres comme homosexuel et le cache, c’est le signe chez lui d’une conscience de ses « intérêts de race » qui le mène à refuser le progressisme blanc, fer de lance de l’impérialisme de l’État dans les quartiers, qu’on voudrait imposer aux « indigènes ». Car les « formes de vies LGBT » serait spécifiques à l’Occident, et qu’il faut protéger les formes de vie pas encore soumises à la « blanchité ». Il le cache donc pour défendre sa « race », et non car l’homophobie existe partout. Entre simplification et essentialisation, on laisse juger qui voudra de la pertinence de cette analyse sur les oppressions faites aux LGBT et nous voudrions dire ici qu’on ne lutte pas contre une oppression (en l’occurrence ici, même mal analysée, le racisme) en prônant la défense, même de manière retorse, d’une autre (l’homophobie ici, sous la forme incitative de « rester au placard » par « solidarité de race »).
De plus, la solution politique in fine proposée par les léninistes paternalistes que sont Bouteldja, Wissam Xelka et leurs acolytes pour « conquérir une hégémonie politique » (direction et avant-garde, toujours…) est bien peu subversive. Elle est expliquée dans de nombreuses interventions publiques de Bouteldja, notamment dans son dernier livre, et est résumée par Wissam Xelka à la fin de l’émission de PDH : « On a 4 ans pour lui faire voter Mélenchon ». LFI donc, et le parlementarisme, comme l’illustrent les nombreux rapprochements entre la galaxie gravitant autour du PIR et le parti gauchiste.
Pour l’émancipation et l’autonomie, on repassera.
Délivre-nous du mal
La pensée politique proposée par les bouteldjistes est donc profondément réactionnaire et essentialiste. Il est à peine croyable qu’un certain nombre de gauchistes ait vu ne serait-ce qu’une once de perspective d’autonomie et d’émancipation dans des analyses assimilant une population infiniment diverse à plusieurs corps sociaux homogènes dotés de mêmes caractéristiques et volontés et exempts de tensions internes, accompagnées de propositions de retour à l’identité et à la tradition.
Évoquant une problématique réelle, celle de l’atomisation sociale provoquée par le capitalisme, qui a petit à petit réduit beaucoup d’échanges sociaux à des sphères étroitement instaurées et contrôlées par celui-ci, notamment par le biais du travail, Bouteldja et consorts cherchent à y répondre par un projet politique qui ne peut qu’être perçu comme à total contre-courant d’une démarche libératrice.
Les traditions et la vie de village, ce paradis d’antan fantasmé par nos « blancs décoloniaux », qui consistait par exemple, entre autres, à exclure les marginalisés, les « étranges » et les oisifs, paraît-il être émancipateur? Et ce n’est certainement pas non plus le retour à l’ordre familial, aux rapports de pouvoir domestiques et à la soumission des enfants aux aînés qui apportera un peu de liberté dans le monde. Les pouvoirs publics en appellent aux parents quand ils souhaitent que leurs enfants cessent de participer à des émeutes, rappelons-le. Et plus d’un siècle de psychanalyse devrait nous permettre de garder vive à l’esprit une critique minimale de la famille comme foyer de multiples aliénations…
Si la tradition et la famille sont cités par les indigénistes , c’est cependant la religion, qu’on ne s’y trompe pas, qui est pour eux la voie d’insertion privilégiée de l’identité et de la race – chez les « blancs » avec la chrétienté, et chez les « indigènes », avec l’islam. Deux religions qu’on assigne arbitrairement à des catégories fantasmées de population, des « races » inexistantes, qui renferment une multitude de conceptions, dont l’athéisme, et de variations dans la croyance et la manière de la vivre. Il faut être profondément raciste pour penser qu’« arabes » égal « islam », et qu’ « européens » égal « chrétien ».
Le « front commun de la foi » rêvé par les ex-soraliens de PDH serait-il celui de l’opposition à l’avortement, ou celui de l’opposition à l’union homosexuelle ? Comme toute religion et particulièrement les grands monothéismes, les deux religions citées par nos influenceurs-militants ont été depuis le début de leur création des instruments de contrôle social des individus vivant sur cette terre, par des préceptes absurdes et de la morale distillée à cœur joie, accompagnés toujours par la menace du péché et de la sanction sur la vie future. Des religions qui ont toujours exécuté, mis en cage, torturé physiquement et psychologiquement, mis au ban, isolé, emprisonné dans des mécanismes sectaires ou auto-mutilants, les nombreux déviants qui s’écartaient de leurs dogmes, ainsi que les fidèles. Des religions qui ont aussi toujours été à côté du pouvoir des capitalistes et des États, ces derniers l’utilisant au gré de leurs envies et des nécessités politiques du moment, en les reléguant à un second plan ou en les mettant en avant, pour optimiser leurs mainmises sur les populations et empêcher la révolte. Des religions qui ont toujours installé chez les individus de faux sentiments d’appartenance à des communautés abstraites, soudées uniquement par le partage de la même foi et transcendant ainsi les différences sociales, empêchant les individus de se rassembler sur ce qui devrait les unir : l’envie déterminante de sortir de l’oppression capitaliste et étatique et d’empoigner enfin leur liberté face à tous ceux qui la leur confisquent.
La critique de la religion reste, malgré les gauchistes qui essayeraient de nous faire croire que cette dernière est compatible avec l’émancipation, un préalable essentiel à toute initiative portant une critique radicale de l’oppression. La réfutation de celle-ci est d’une importance capitale pour saisir ce qui cherche à limiter notre potentiel à subvertir ce monde, qui nous permettrait enfin de le détruire.
L’arrivée de la race, sous la forme de sa version culturaliste et ethno-différencialiste « race sociale », et son acceptation il y a de cela quelques années dans les aires dites subversives nous paraissait déjà bien dégoûtante. Il nous semble que l’arrivée, sans même la cacher, d’un appel à la « fierté et la dignité blanche » devrait créer un réflexe vomitif sain de défense chez tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin à la question de l’émancipation des individus. Il nous semble également que c’est le signe ici que ces gens sont un peu trop à l’aise, pour pouvoir débarquer de cette manière en prônant le retour à des valeurs réactionnaires digne d’un Eric Zemmour des grands soirs. Cette nouvelle étape dans la stratégie politique indigéniste devrait faire réaliser à tous ceux qui ont partagé certaines des pensées de ce courant politique que l’imposture n’a que trop duré et que ces léninistes paternalistes devraient être vigoureusement combattus, au lieu d’être soutenus ou ne serait-ce que tolérés.
L’identité, c’est la réaction. Accentuer et capitaliser sur l’identité, comme on l’a toujours vu, de Maurras à Zemmour en passant par les suprémacistes de Kémi Séba, ou ici chez les bouteldjistes, c’est toujours prendre l’autoroute vers le racialisme et le racisme.
Nous nous opposerons toujours à ceux qui veulent diviser l’humanité en communautés, en catégories essentialisées, même alliées, simplifiant de là la complexité du monde et des rapports sociaux.
Nous nous opposerons toujours à ceux qui veulent baser leur lutte sur des valeurs réactionnaires telles que les traditions, la centralité de la famille, ou la religion.
Car nous sommes révolutionnaires et que nous cherchons la destruction de ce monde pour y entrevoir enfin la liberté, qui ne saurait être atteinte si l’on ne se débarrasse pas vite de ces vieilleries.
Et maintenant, qu’on en finisse !