Stigmate et selfie

Texte reçu par mail

«Quiconque aura été condamné à l’une des peines des travaux forcés à perpétuité, des travaux forcés à temps ou de la réclusion, avant de subir sa peine, sera attaché au carcan sur la place publique : il y demeurera exposé aux regards du peuple durant une heure ; au-dessus de sa tête sera placé un écriteau portant, en caractères gros et lisibles, ses noms, sa profession, son domicile, sa peine et la cause de sa condamnation.»
Article 22 du Code Pénal de 1810

-Chapeaux bas ! chapeaux bas ! criaient mille bouches ensemble. Comme pour le roi.
Alors j’ai ri horriblement aussi, moi, et j’ai dit au prêtre :
– Eux les chapeaux, moi la tête.
Victor Hugo, Le dernier jour d’un condamné

À chaque fait divers affreux, à partir du moment où il est relayé par les médias de grande écoute, s’accroche une cacophonie d’opinions ressentimenteuses et c’est comme ça, entre autres, que la Réaction refait salement le monde. Le meurtre récent de la petite fille prénommée Lola offre ainsi une occasion dont beaucoup se sont saisi, d’éructer autour du fantasme des étrangers forcément criminels, et du rétablissement nécessaire de la peine de mort, parce que, quand même, on va pas non plus dérouler un tapis rouge à sa meurtrière, ni la laisser manger tranquillement des salsifis derrière les barreaux pour le restant de ses jours, ou, pire encore, se la couler douce dans une unité carcérale psychiatrique où, sous prétexte qu’elle serait folle (ou simulerait la folie, ils sont pas si fous que ça les fous, tous des profiteurs), on lui permettrait d’échapper au tribunal en la considérant comme irresponsable selon une loi hasbeen, puisqu’aujourd’hui on doit vivre avec son temps où Gérard et Véronique veulent (puisqu’Hanouna nous le dit) que les fous et les étrangers, on les bute direct. Le laxisme, les droits de la défense, l’irresponsabilité pénale, ça va bien 2 minutes et Gérard et Véronique en ont marre de se faire manger la laine sur le dos et assassiner leurs enfants.
À ce sketch misérable s’ajoute, dans cette histoire-là, dont la réalité est effectivement particulièrement épouvantable, une fascination-répulsion qui fait le buzz au café du coin et sur les réseaux sociaux, pour la « présumée coupable » comme Hanouna croit malin de la présenter, Dahbia B., jeune femme de 24 ans. Des images de Dahbia B. circulent, celles que la presse à sensation ou les enquêteurs du dimanche peuvent trouver, et, quoiqu’elles soient d’une extrême banalité, elles font scandale. On s’offusque de voir l’image de vidéosurveillance de Dahbia B. rentrant dans l’immeuble, ou les publications de son compte TikTok quelques jours avant le meurtre, et, s’en offusquant, on démultiplie encore la circulation de ces images sur lesquelles on voit… une jeune femme de 24 ans rentrer dans un immeuble ou faire un selfie à sa fenêtre. On voudrait se demander ici pourquoi ces images qui ne montrent rien d’autre que ce que ceux et celles qui s’en offusquent diffusent d’eux-mêmes tous les jours sur les réseaux sociaux, font scandale.
D’abord, on leur reproche sans doute leur normalité justement. On y cherche en vain le signe du crime qui va être commis, et, ne le trouvant évidemment pas, on invente que c’est encore pire, le signe est caché, quelle fourberie ! La frontière entre normalité et monstruosité se brouille : elle me ressemble et elle a commis un crime atroce, c’est insupportable. On la voudrait sans doute ricanant à la pensée de l’horreur qu’elle ne sait pas encore qu’elle va commettre, on lui en veut de ne pas se montrer avec des cornes poussant sur le crâne, ou des canines prêtes à rougir du sang de sa future victime. Mais non. Trois jours avant le meurtre, elle se prend en photo comme si de rien n’était. Ça se voit qu’on ne voit rien, et il faut qu’elle paye pour ça. Pour qui elle se prend ? À mort.
Cette fascination, qui se tient déjà sur le chemin du lynchage, n’est pas sans évoquer cette marque que l’Inquisition cherche sur le corps des sorcières, et qu’elle trouve immanquablement puisqu’elle doit y être. Elle est d’autant plus avérée qu’il n’y a rien à voir, puisqu’elle est en fait nulle part ailleurs que dans les yeux de celui qui regarde. Le corps observé, quel qu’il soit, montrera ce qu’il y a à montrer. C’est la même marque des sorcières qu’on cherche sur le visage de Dahbia B., dans la normalité de ses selfies, et qu’on va y trouver justement parce qu’il n’y a rien de spécial à y voir. C’est cette absence d’anomalie qui va devenir le signe de la bête, un surplus d’horreur, la preuve de sa culpabilité et de la nécessité d’aspirer à son exécution sommaire.
L’exhibition littéralement obscène de ces scènes banales qui affolent les regards n’a pas rien à voir avec l’ostentation du corps du Christ, de ses stigmates, corps banal, humain, qui prend sur lui tous les péchés du monde. C’est ce qu’on cherche un peu dans les selfies de Dahbia B., des stigmates, la trace visible de la noirceur présumée de son âme, dans l’espoir dérisoire de se retrouver soi-même innocenté par l’exposition à ces stigmates invisibles. C’est sans doute aussi pour ça que tout un chacun commente là où il n’y a rien à dire. Comme une communion, pour acheter son petit bout de paradis alors que Dahbia B., qui n’a pas d’ascendance divine (au contraire, elle n’est même pas d’ici !) ira en enfer, ça au moins c’est déjà gagné, il suffit d’y croire.
Ce visage apparemment insupportable à regarder, mais sur lequel se concentrent pourtant les regards (on le rappelle, il s’agit de quelqu’un qui n’a alors rien de spécial à montrer, puisqu’on est justement avant le meurtre…), c’est aussi le corps du condamné qu’on exhibe avant de l’exécuter, dans le carcan en place publique, ou sur la carriole traversant la foule venue assister à l’exécution. L’inverse du corps du Roi, montré comme apprêté, déifié, parfait. Un corps semblable à ceux qui le regardent, mais si différent cependant par ce qu’il a commis, qu’on reconnaît comme coupable en se reconnaissant comme innocent, et qu’on accompagne vers la guillotine. Cette apothéose spectaculaire de la culpabilité incarnée déchaîne des passions qui seront satisfaite par l’exécution ou le supplice, publiques aussi. Alors, de nos jours, si des formes de cette exhibition perdurent, à travers ces déchaînements passionnels invectivant le visage de la jeune fille qui ne montre pas assez qu’elle va commettre un meurtre atroce, la peine elle-même est cachée aux regards, derrière les hauts murs et les barreaux des prisons. Pas d’exutoire pour ces passions dégoûtantes, et le supplice reste un fantasme intériorisé par Gérard et Véronique devant leur poste de télé, et si bien relayé par Hanouna, qui a sans doute pris un café avec eux ce matin et qui sait qu’ils ont besoin pour survivre que Dahbia meure dans d’atroces souffrances au lieu de continuer à tuer leurs enfants après avoir souri sur un selfie.
Addendum : s’il était besoin d’une preuve supplémentaire de la nocivité des passions qu’agite Hanouna, le récent attentat visant les kurdes en fournit une. Il n’est pas absurde d’imaginer que l’auteur se soit abreuvé de l’émission TPMP et de la haine raciste et xénophobe qu’elle véhicule au point de former la « voix-off » même de son existence. À l’instar du personnage incarné par Philippe Nahon dans Seul contre tous de Gaspar Noé, il faut l’imaginer aller de-ci de-là en portant son racisme en étendard de la vraie justice, en ruminant une vengeance infinie contre une société gangrénée par la « racaille étrangère », celle-là même dont le tribunal obscène d’Hanouna construit l’image face caméra — une face, une caméra qu’il faut DÉTRUIRE.